Nous ne nous parlerons pas

parlerons pas

Cela fait longtemps qu’on se connaît toi et moi, tu as ouvert ta jolie boutique à peu près à la naissance de mon petit dernier. C’est peu de dire que j’y ai trainé, tout m’y plaisait : les petits vêtements de bébé et d’enfant, les doudous un peu originaux et puis les jouets. Il y avait de tout, un petit bazar du mignon et du ludique. Nos enfants étaient nés au même moment. Quand je me suis retrouvée à devoir garder le mien toutes les après-midi en petite section de maternelle nous sommes si souvent passés chez toi, toujours un nouveau jeu à essayer, un truc à boulotter pour mon fils pour qui tu étais une des rares personnes auxquelles il aimait dire bonjour et même raconter un peu sa vie. On se trouvait sympas, naturellement, de ces sympathies spontanées et marrantes qui font qu’on passe du vous au tu d’un coup, qu’on n’en fait pas tout un plat, qu’on pouffe à la sortie d’une cliente chiante, qu’on parle chaussures et longueur de jeans, sans aller plus loin mais ça se pourrait.

Tu as eu un autre enfant, pas moi, tu m’as dit que je devrais, je t’ai dit que j’étais trop vieille, tu as changé de sujet. L’été dernier je suis passée avec le mien pendant les soldes, il y avait ton amoureux et ton tout petit qui trottinait gaiement dans la boutique, braillant à pleins poumons en allant vers la porte, vers la rue, je t’ai trouvée très angoissée, j’ai blagué sur nos origines communes et nos maternités tourmentées, tu n’as pas relevé.
Le soir même ou le lendemain j’ai regardé une de ces émissions d’été où les gens se racontent auprès d’un homme à l’air gentil la tête couverte de dreadlocks. J’étais seule, mon homme et les enfants en vacances, je n’ai pas entendu le sujet de l’émission, je t’ai vu apparaître, j’ai trouvé ça marrant, MARRANT putain. Je suis venue m’asseoir, dégainant déjà le sms pour mon amoureux avec qui tu as tant sympathisé depuis qu’il est père au foyer et qu’il passe lui aussi te voir souvent avec les enfants.

Mon coeur s’est décroché et est tombé au sol, je ne pouvais que t’écouter raconter et comprendre pourquoi ton ainé, le presque jumeau du mien, ne venait jamais à la boutique. Est-il possible de survivre à la mort de son enfant, c’était le thème, et toi fluette, si droite pour raconter l’indicible.

Mille fois depuis je me suis demandée à quoi tu penses quand tu t’endors, 100 fois je t’ai dit bonjour sur un ton enjoué, t’ai claironné ce fameux « ça va ? » auquel on n’attend jamais de réponse. On continue de parler chaussures, rouge à lèvres, restos qui puent du quartier. On continue de ricaner sur les clientes pénibles. Les jeux que tu choisis pour mon petit sont toujours ses préférés. Mon fils va rentrer au CP dans l’école en face de ta boutique, cette école d’où sortent comme un métronome tous les jours des hordes d’enfants qui ont un âge que n’aura jamais le tien.
Mille fois depuis j’ai eu envie de te dire « je sais », de te prendre dans mes bras. Mille fois je ne l’ai pas fait. Je ne sais pas si tu l’aurais attendu ou préféré, je ne le ferai pas. Il y a bien sur des réflexions et des bons mots que je ne ferai plus mais je veux te laisser la liberté de n’être pas, avec moi au moins, la maman de ce petit garçon disparu.

Alors ce soir encore après être passée chez toi, je m’assoie un instant et je pense tellement à toi, à ton super beau rouge à lèvres que tu avais aujourd’hui et à l’envie que j’ai eu de te serrer fort contre moi avant de partir pour l’été.

 

 

24 réflexions sur “Nous ne nous parlerons pas

  1. C’est encore une fois un magnifique billet qui serre la gorge et fait monter les larmes aux yeux.
    C’est tout à ton honneur de respecter la dignité ou la pudeur de cette maman face à la douleur et au manque. Nul doute qu’elle sait à quel point tu lui apportes tout ton soutien, parfois, pas besoin de mot pour cela, juste un geste, un regard.

  2. Cette insouciance face à l’ignorance et cette pudeur face à la cruauté de la vie parfois.
    Peut être que quelques fois, nous préfèrerions ne pas savoir, mais tu es sans doute cette « copine » qui illumine une journée 🙂

  3. L’insouciance qui nous porte quand on ne sait rien et le coup au coeur quand on est en face de nos maladresses une fois que l’on sait. Je me suis dernièrement trouvée dans une situation semblable et j’ai beaucoup culpabilisé. La seule chose qui m’a un peu soulagé c’est de me répéter que si la personne ne m’en avait pas parlé c’est qu’elle ne le jugeait pas nécessaire et que, avec de la chance, elle n’était pas seule pour traverser cette épreuve.

  4. savais et qu’elle te dira aussi « je sais… » quand il t’arrive un malheur immense, souvent une des choses les plus dures de l’après est le changement de comportement des autres qui te rappellent sans cesse ce que tu as perdu…

  5. J’ai de plus en de plus de mal à laisser des commentaires sous les blogs word press et je ne comprends pas comment m’enregistrer du coup c’est n’importe quoi et mon com est mangé… je retente

    Les larmes sont montées, comment ne pas éprouver de la compassion et se mettre aussi bien à sa place qu’à la tienne… peut être qu’un jour elle sera prête à t’en parler, peut être que tu lui feras comprendre que tu savais et qu’elle te dira aussi « je sais… » savais et qu’elle te dira aussi « je sais… » quand il t’arrive un malheur immense, souvent une des choses les plus dures de l’après est le changement de comportement des autres qui te rappellent sans cesse ce que tu as perdu…

  6. Incroyablement touchant…. ça m’est arrivé d’apprendre ce genre de « nouvelle » au détour d’une conversation, ou alors de façon inattendue. C’est bouleversant. Reste la maman copine boutique qui souris… Bises

  7. On ne connaît pas souvent les drames par lesquels sont passés les gens qu’on rencontre, qu’on côtoie, qu’on croise dans la rue.
    Heureusement, la vie continue et la tristesse reste enfouie et n’est pas omniprésente.
    Finalement, la normalité, la vie qui reprend son cours « comme avant », ça aide aussi à avancer.
    Très joli billet…

  8. Oh putain.
    Perso, je pense que j’aurais envoyé une petite carte… juste avec :
    Je sais…
    Jamais osé en parler, briser ton silence.
    C’est toi qui décides…
    Je suis là.

    Moi je pars du principe que c’est peut-être sa volonté, mais peut-être aussi que les mots ne sortent pas.
    En disant que tu sais, sans t’étaler sur la question, tu lui facilites l’ouverture de la porte si elle le souhaite.
    C’est quelqu’un qui ne se livre que très difficilement qui te donne cet avis…

    • J’y ai pensé mais je pense que si elle a choisi de raconter cet événement à la télé c’est qu’elle souhaitait aussi se livrer et partager cette expérience. De là à la partager dans son quotidien je n’en suis pas certaine. ça reste toutefois dans mon esprit

  9. Je crois que tu vas bien raison de ne pas dire que tu sais. Ce dois être un quotidien pour elle et savoir que tu sais ne lui permettrai plus d’oublier le temps d’une discution …
    Et puis comment aborder le sujet … c’est impossible je pense …

  10. En vacances loin de tout, à la veille de rentrer. Tiens je capte. Tiens je vais voir si la Miss Fabienne a écrit un truc ces derniers jours. Putain je pleure comme une madeleine. L’histoire bien sur, mais aussi le choix des mots, ta façon de les mettre en musique comme un super chef d’orchestre.
    Encore une fois bravo, tu sais frapper en plein cœur. Fan!

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